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L’art n’existe pas

12 février 2010

Une oeuvre devient une oeuvre d’art à partir du moment où elle entre dans un musée.

Vous souvenez-vous de cette vidéo qui avait envahi la toile il y a quelques années ? Joshua Bell, un violoniste virtuose jouait dans le hall de la gare de Washington DC dans l’indifférence générale.

Cette expérience est très révélatrice. L’art a besoin d’un contexte pour être apprécié. Si un panneau à côté indiquait : « Cet homme a gagné un Grammy Award » ou si le musicien jouait exactement les mêmes morceaux, avec la même interprétation mais juste dans une salle de concert, la réception de son œuvre aurait été totalement différente.

De même, à l’époque préhistorique, un silex gravé avec des ornements gagnera en reconnaissance uniquement si le groupe social, c’est-à-dire la société le reconnaît comme une œuvre d’art et non comme simple outil. La reconnaissance, légitime ou pas, impose l’intérêt.

Il n’y a pas d’art sans institutions. En soi, une peinture de Rembrandt, un film de Fritz Lang, une musique de Mozart ou une sculpture de Giacometti ne sont que des productions, des créations humaines.

Au fond, qu’est-ce qui différencie l’activité du peintre Pierre Soulages, qui investit toute sa vie à peindre des toiles blanches avec du noir d’un chercheur mathématicien qui dédie toute son existence à la démonstration d’un théorème ? Les deux sont déterminés, impliqués ; ils cultivent le goût pour l’excellence et sont « spécialistes » voire même uniques dans leur domaine. Les mathématiques font tout aussi appel à une ouverture sur le monde que la création picturale.

La seule différence que je vois dans ces deux productions, c’est l’étiquette. Ce label virtuel qui indique que les œuvres de Pierre Soulages relève du domaine artistique et pas celles du mathématicien. Ne faut-il pas de folie, de persévérance et d’entreprise à fort message – conceptuel ou pas – pour faire décoller une fusée et découvrir l’univers ? Certes, il y a des impératifs commerciaux et une volonté lucrative mais cela n’a pas toujours été le cas. Honnêtement, les ingénieurs qui réalisent ces objets sont très semblables aux artistes, autant dans la personnalité que dans la démarche.

Le fait donc de dire « ça c’est de l’art », « ça ce n’est pas de l’art », en quelque sorte n’a rien à voir avec l’œuvre même. Les institutions qui ont droit de vie ou de mort sur les travaux d’un créateur dessinent le paysage artistique, sur des critères qui me semblent bien peu ouverts. Le triumvirat infernal –  galeries, musées et salles de vente – est à l’origine de ce comité de censure et de promotion décentralisé. Il n’est pas seul, aidé par quelques branches satellites tenues par des universitaires, des critiques d’art et quelques concours à influence internationale, il représente une couche d’abstraction, ô combien subjective qui appose une valeur artistique ou financière à une œuvre.

De ce constat, on peut en déduire que l’art n’existe pas, ou tout du moins, qu’il ne représente que l’avis de certaines institutions, peu importe sur quoi porte cet avis. Il faut bien saisir d’ailleurs, que le mot « artiste » employé en son sens communément admis aujourd’hui n’est apparu qu’à partir de la Renaissance, soit extrêmement tard dans l’histoire de l’humanité. C’est donc une notion nouvelle et sa définition est aussi multiple que le nombre d’humains sur cette planète !

Je crois qu’il faut prendre du recul sur ce qui est l’art aujourd’hui. On devrait tous se considérer comme des praticiens, des artisans, des créateurs. Johann Sebastian Bach se prenait-il pour un artiste ? J’en doute. Il travaillait sur commande uniquement, devait rendre sa copie tel un écolier toutes les semaines pour la messe du dimanche. On est bien loin de l’imagerie romantique de l’artiste-poète dont le génie impose la tolérance de tous les excès.

Norman Rockwell par exemple avait une vie assez banale, voire même monotone. Considéré comme un workaholic par son entourage, il fait plus penser à un enseignant-chercheur dévoué à sa tâche, mettant en second plan sa vie familiale et sociale qu’au très séduisant John Keats.

La fontaine de Marcel Duchamp est définitivement une œuvre majeure car non seulement elle explique le fonctionnement du milieu de l’art et la reconnaissance d’une œuvre par les institutions mais elle est aussi une métaphore très forte sur l’impact du groupe social dans l’échelle de valeurs de la société.

Tout n’est que hiérarchie : de la reconnaissance (célébrité, compétence) à la position sociale (pouvoir, argent) sans oublier la sacro-sainte séduction et attraction sexuelle intimement liée aux deux premiers points.

Les hommes et les femmes évoluent dans la rue de manière assez simple. Certains sont bien habillés, d’autres pas. Certains sont souriants, d’autres sont énervés mais, en filigrane, au-dessus de cette partie visible, il y a un monde parallèle, perceptible que par nos structures mentales complexes, celle des hiérarchies et de la place de la réussite, du succès. Tout est dicté par ça : ceux qui ont réussi et ceux qui sont restés en bas de l’échelle.

La différence va venir du choix de l’échelle justement : alors que les bouddhistes vont avancer sur les rails de la spiritualité, les sociétés occidentales elles ont choisi le matérialisme ou la position sociale. Mettre un urinoir dans un musée, c’est révéler les échelles de valeur et les étiquettes. Un objet insignifiant à Beaubourg représente, de facto, une œuvre d’art et profite donc d’une renommée mondiale dans le milieu de l’art. Duchamp crée l’étiquette, crée lui-même à partir de rien une légende qui dit : « La société va trouver ça génial donc à partir de là, considère-le ». Et ça fonctionne !

Son œuvre est donc méta-sociétale : elle explique le fonctionnement de la société en l’appliquant à un sous domaine, celui de l’art.

Ce n’est pas Rembrandt qui est de l’art, c’est le fait de le dire.