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Du (photo)journaliste au photographe social

1 décembre 2009

Depuis mon stage à Arles de photographie de portrait (avec David Balicki comme maître de stage), je me suis intéressé de plus en plus à la photographie sociale, au reportage photo.

En regardant ce que font les autres photographes, j’ai découvert beaucoup d’images : des bonnes et des moins bonnes. Au fur et à mesure que j’avance et que j’analyse certaines séries photographiques, j’ai peur de tomber dans l’impasse du journaliste, ou photojournaliste. Concrètement, cela consiste à traiter un sujet de manière superficielle, sans réelle implication personnelle.

Pour qu’un sujet soit vraiment intéressant, le photographe doit se mouiller, ne pas considérer qu’il est au travail mais apprécier la rencontre de l’autre comme un instant de sa vie. Je vois là une différence fondamentale entre le photo-journaliste qui agit rapidement, sans profondeur ni compassion, et le photographe qui oublierait presque pourquoi il est là, observe, vit. L’appareil photographique devient accessoire.

Lorsque je suis allé voir l’exposition 6 milliards d’autres de Yann Arthus-Bertrand, j’ai ressenti ce vide dans la démarche. Certes, ce n’était pas un projet photo mais les vidéos étaient accompagnées d’images fixes. Les assistants du célèbre photographe déroulaient un questionnaire à des habitants des cinq continents, et filmaient les réponses. Les questions portaient sur leurs rêves, leurs peurs, leurs espoirs et quelques dizaines autres notions existentielles.

Sur le papier, ça aurait du fonctionner et l’idée est suffisamment intéressante pour croire en ce projet mais là où toute la force du concept tombe à l’eau, c’est justement cet aspect trop journalistique. En visionnant le making-of, les assistants arrivaient sur un lieu, filmaient l’interview et repartaient, c’était réalisé à la chaîne, presque sans humanité. Je ne doute pas des bons sentiments des différents intervenants du projet, cependant la logistique était telle que le temps était compté et jouait en défaveur de la qualité finale du résultat.

De la même manière, il est connu que certains photographes de guerre sont dépêchés sur place, en plein milieu d’un conflit par des agences filaires, font leur photo en mitraillant les lieux, les gens et remontent dans l’avion quelques jours après. Tout est fini, sans qualité. Je vous conseille d’ailleurs à ce sujet de regarder l’excellent documentaire s’intitulant « AFP, profession photographe » produit par Actual Prod.

L’article que j’écris est une mise en garde personnelle. Dépasser ce stade là signifie une implication personnelle hors norme. Elle implique une vision idéologique du reportage photographique, loin des canons classiques. Certaines productions audiovisuelles françaises sont en grande partie responsables de la pauvreté de traitement des sujets sociaux : Envoyé Spécial, Zone interdite, Enquête exclusive…etc. A leur décharge, elles n’ont pas une vocation autre que celle d’informer. L’information, bien que présentée et interprétée par une salle de rédaction, manque de finesse et d’humanité.

L’émission Strip-Tease est un OVNI dans ce paysage. Le modus operandi des réalisateurs s’approche fortement de celui des photographes : la captation prend la place de la création. La caméra ne bouge pas ou peu, et une scène de vie se déroule. La prise de conscience de la présence du dispositif technique s’est effacée avec le temps et aussi grâce à la discrétion des opérateurs. Le résultat est stupéfiant : il est juste et vrai. Le spectateur a la sensation d’avoir assisté à un moment intime, où il n’était pas présent, comme une mouche qui volerait au dessus d’un dîner et à laquelle personne ne prêterait attention. Beaucoup de photographes humanistes, dont Henri Cartier-Bresson, recherchaient cette situation privilégiée.

Dans mes objectifs personnels, je veux réaliser des reportages sociaux, sans tomber dans la banalité journalistique (Strip-Tease étant un cas à part, c’est une émission intelligente, de qualité et profondément humaine). Le travail du journaliste n’est ni évident ni réduit, il nécessite des qualités pluridisciplinaires et un dynamisme à toute épreuve ! Cependant, ma vision de la photographie sociale est autre et par les exemples qui suivent, je compte me tracer une voie intérieure qui souligne mon intérêt profond pour l’Homme et sa manière d’aborder son existence, son humanité au sein de l’Humanité.

Comme transition, le travail d’Olivier Culmann, du collectif Tendance Floue semble tout à fait correspondre à la traduction photographique de l’émission Strip-Tease justement. Ce sont des portraits de téléspectateurs, dans différents pays du Monde, dans leur intérieur regardant le petit écran. Le photographe est à côté, capte ce moment et en s’oubliant vis-à-vis du sujet, le décrit simplement.

Olivier Culmann, Série "Télé-spectateurs", 2009.

Olivier Culmann, Série "Télé-spectateurs", 2009.

Olivier Culmann, Série "Télé-spectateurs", 2009.

Olivier Culmann, Série "Télé-spectateurs", 2009.

Par cette série, on dépasse la simple information. Il y a un point de vue, une subjectivité et un contact avec les gens.

La proximité avec le sujet se retrouve dans les photographies de Larry Clark aussi. De tous temps, il a suivi l’adolescence décadente américaine.

Larry Clark, Billy Mann, 1963.

Larry Clark, Billy Mann, 1963.

Dans cette photographie, prise en 1963, la position même du photographe qui est à l’intérieur de la voiture est très révélatrice de son comportement en reportage. Son attitude se retranscrit dans les photos finales à savoir le fait qu’il partage la vie des gens, qu’il est avec eux pendant un temps prolongé. Là, il est côté passager dans la voiture, avec lui. Le fait de monter dans une voiture avec une personne amène de facto une intimité : on est en route, ensemble pour une direction commune et dans un espace réduit.

La notion de temps est très importante en reportage. On ne fera pas la même photo si on a la possibilité de la faire en dix fois plus de temps. Quand Olivier Roller photographie Patti Smith (vidéo de la séance photo), il explique :

Pour cette photographie là de Patti Smith il y avait une contrainte particulière qui est celle du temps. Et pouvoir faire une photo en deux minutes, c’est compliqué. Moi j’aime bien.
Malgré tout je suis face à quelqu’un que je ne connais pas, qui a une certaine habitude de la photographie, qui est une star, qui est très sollicitée, très photographiée depuis des dizaines d’années. Je suis en situation d’infériorité dans cette histoire. Elle ne me connaît pas, ça va durer cinq minutes.
C’est très brutal.
Cette fille-là, elle ne va rien lâcher. Elle connaît trop bien ça et il n’y a aucune raison qu’elle me donne quelque chose. Elle ne va pas se mettre en danger. En deux minutes, elle ne va pas se mettre en danger. En cinq minutes non plus. En une heure, on aurait une chance.
Je pense que je serai dans le regret de ce que j’aurais pu faire d’elle.

De même, dans une entrevue pour Frog Magazine, à la question « Y a-t-il des célébrités que vous voudriez vraiment photographier ? », la photographe Collier Schorr répond :

[…] Et Brad Pitt aussi m’intrigue, car je sais qu’il demande au moins deux jours pour faire une photographie, il vous demande d’avoir différentes idées, de laisser ces idées évoluer, et je trouve cela fascinant car la plupart des célébrités veulent être débarrassées de l’exercice de la photographie le plus rapidement possible.

Danny Lyon, comme bien d’autres, l’a mis en pratique dès le départ. Il a passé plusieurs années en suivant un groupe de motards hors-la-loi aux Etats-Unis. Il s’est intégré au groupe et a partagé leur mode de vie. Pour le photographe, ses photos étaient « une tentative d’immortaliser et de glorifier la vie des motards Américains ».

Danny Lyon, Crossing the Ohio, Louisville. 1966.

Danny Lyon, Crossing the Ohio, Louisville. 1966.

Danny Lyon, At the Clubhouse, 1965.

Danny Lyon, At the Clubhouse, 1965.

Pour finir, comment ne pas citer Antoine d’Agata, qui a rejoint Magnum Photo en 2008. Il conçoit sa photographie comme une « expérience à vivre » dans le sens où ce qui est important pour lui est de vivre l’instant, l’appareil photo est là pour enregistrer le moment mais rien de plus. On remarque que beaucoup de ses photos sont floues, prises sur le vif. La photographie serait dans son cas presque un prétexte, un alibi pour vivre des expériences extra-ordinaires.

Antoine d'Agata, extrait de la série Mala Noche, 1991-1997.

Antoine d'Agata, extrait de la série Mala Noche, 1991-1997.

Antoine d'Agata, Guatemala city / MAGNUM

Antoine d'Agata, Guatemala city / MAGNUM

Au fond, ce que je recherche dans la photographie sociale, c’est un contact franc avec l’autre. Dans la vie, ce qui fait grandir, ce sont les rencontres humaines et pour qu’il en ressorte quelque chose, c’est-à-dire que je m’en trouve changé, il faut être jusqu’au boutiste, ne pas s’arrêter en chemin et vivre pleinement les expériences.

Le photojournaliste est en quête de l’information alors que le photographe social s’intéresse à la rencontre humaine.